Pages versos
Ces pages versos, qui semblent être des brouillons aléatoires en désordre, sont des ébauches des premiers poèmes et nouvelles de L.M. Montgomery. Quelques-uns de ces textes étaient déjà publiés lorsqu’elle a rédigé Anne en 1905 et 1906; d’autres ont probablement été dactylographiés et conservés ailleurs. Certains brouillons sur des versos montrent ses premières expérimentations : « A Baking of Gingersnaps » (Les biscuits au gingembre) a été sa première nouvelle publiée; elle mettait alors à l’essai les noms de plume Maud Cavendish et Maud Eglinton. Après le chapitre 15, elle comment à écrire Anne au recto et au verso. Pourquoi est-elle passée de feuilles de brouillon à des feuilles vierge?
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569 56 Each in His Own Tongue
chance de rédemption terrestre. À partir de cet instant, elle avait pris le chemin de l’enfer.
Depuis cinq ans, Naomi avait cependant vécu une existence tolérablement respe respectable. À la mort de Janet Peterson, sa fille idiote, Maggie s’était retrouvée seule au monde. Personne ne savait ce qu’il adviendrait d’elle car personne n’en voulait. Naomi Clark l’avait recueillie chez elle. Les gens disaient qu’elle n’était pas une personne convenable pour veiller sur Maggie, mais personne ne s’est senti appelé à ils reculèrent tous devant la tâche déplaisante de s’interposer,
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dans le ciel crépusculaire; la lune se levait à l’est et, derrière elle, la mer scintillait de reflets argentés; un petit bateau du port qui y voguait ressemblait à une embarcation féérique venant de la côte du pays enchanté.
M. Leonard soupira en se détournant de la beauté pure de la mer et du ciel vers le seuil de la maison de Naomi Clark. Elle était minuscule : une pièce au rez-de-chaussée et une chambre au grenier; mais un lit avait été dressé pour la malade près de la fenêtre du rez-de-chaussée donnant sur le port; et Naomi y était allongée, une lampe allumée près de sa
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tête et une autre à côté d’elle, bien qu’il ne fît pas encore sombre. Naomi avait toujours eu la phobie de la noirceur.
Elle s’agitait sur son grabat, tandis que Maggie était accroupie sur une boîte au pied du lit. M. Leonard ne l’avait pas vue depuis cinq ans et il fut frappé de constater le changement qui s’était opéré en elle. Elle était ravagée; ses traits aquilins, bien dessinés, étaient de ceux qui donnent, avec l’âge, l’air d’une sorcière et bien que Naomi Clark eût à peine soixante ans, elle avait l’air d’une centenaire. Ses longs cheveux blancs non entretenus étaient épars sur l’oreiller et ses mais qui froissaient les draps, étaient gri
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comme des griffes ridées. Seuls ses yeux n’avaient pas changé; ils étaient aussi bleus et brillants que jamais, mais ils étaient si terrifiés, si suppliants que, horrifié, le bon cœur de M. Leonard cessa pratiquement de battre. C’étaient les yeux d’une créature que la torture rendait démente, d’une créature traquée par des furies, en proie à un effroi indescriptible.
Naomi se redressa et agrippa son bras.
— Pouvez-vous m’aider? Pouvez-vous m’aider? bredouilla-t-elle d’une voix implorante. Oh! J’avais peur que vous de mourir avant que vous arriviez, de mourir et d’aller en enfer. Avant aujourd’hui, j’savais pas
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que j’allais mourir. Aucun de ces lâches voulait me le dire. Pouvez-vous m’aider? »
— Si je ne le peux pas, Dieu le peut, répondait doucement M. Leonard. Il se sentait très démuni et impuissant devant cette épouvantable terreur et cette frénésie. Il avait vu des lits de mort tristes, d’autres troublés, et même des désespérés, mais jamais il n’en avait vu de semblable.
— Dieu! La voix de Naomi résonna affreusement en prononçant ce mot. J’peux pas demander à Dieu de m’aider. Oh, j’ai peur de l’enfer mais j’ai encore plus peur de Dieu. J’aimerais mille fois mieux aller en enfer que d’affronter Dieu après la vie que j’ai vécue. J’vous
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le dit, j’regrette ma mauvaise vie, j’l’ai toujours regrettée. Y’a personn pas eu un instant où j’regrettais pas, même si personne veut l’croire. C’est les démons de l’enfer qui m’ont entraînée. Oh, vous comprenez pas, vous pouvez pas comprendre… mais j’ai toujours regretté!
— Si vous vous repentez, c’est la seule chose nécessaire. Dieu vous pardonnera si vous le Lui demandez.
— Non, il peut pas! Des péchés comme les miens, ça s’pardonne pas. Il peut pas… Il le fera pas.
— Il le peut et Il le fera. Il est un Dieu d’amour, Naomi.
— Non, s’entêta Naomi. C’est pas un Dieu d’amour,
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pas du tout. C’est pour ça que j’ai peur de Lui Non, non, C’est un Dieu de colère, de justice et de châtiment. L’amour! Ça existe pas! J’l’ai jamais trouvé sur terre et j’crois pas pouvoir le trouver en Dieu. »
— Naomi, Dieu nous aime comme un père.
— Comme mon père? Le rire perçant et carillonnant de Naomi dans la chambre silencieuse était effrayant à entendre. Le
Le vieux pasteur frémit.
— Non, non! Comme un père bon, tendre et sage, Naomi. Comme vous-même auriez aimé votre bébé s’il avait vécu.
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Naomi se recroquevilla et gémit.
— Oh, j’voudrais bien l’croire. J’aurais pas peur si j’pouvais l’croire. Faites que je l’crois. C’est sûr que vous pouvez m’faire croire qu’il y a d’l’amour et du pardon en Dieu si vous y croyez vous-même.
— Jésus Christ a pardonné à Marie-Madeleine et l’ai aimée, Naomi.
— Jésus Christ? Oh, j’ai pas peur de Lui. Oui, Lui, Il pourrait comprendre et pardonner. Il était à moitié humain. J’vous l’dis, c’est Dieu qui m’fait peur.
— Ils ne sont qu’une seule et même personne, fit M. Leonard désespéré. Il savait qu’il parviendrait pas à faire comprendre Na à Naomi. Ce lit d’angoisse et de mort n’était pas un endroit pour un exposé théologique[.]
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peur du noir, c’est si rempli de choses et de pensées épouvantables. Oh, personne peut m’aider! L’homme est pas bon et j’ai trop peur de Dieu.
Elle se tordit les mains. M. Leonard marcha de long en large dans la pièce; jamais il n’avait connu une telle angoisse, Que pouvait-il faire? Que pouvait-il dire? Il y avait dans sa religion un baume et un apaisement pour cette femme comme il y en avait pour toutes les autres, mais il ne parvenait pas à les exprimer dans une langue que pouvait comprendre cette âme torturée. Il regarda le visage tordu de douleur, il regarda la simple d’esprit qui ricanait toute seule au pied
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du lit; il regarda par la porte ouverte la nuit lointaine et étoilée et fut envahi par un horrible sentiment il d’impuissance. Il ne pouvait rien faire, absolument rien! De toute sa vie, jamais il n’avait ressenti une telle amertume.
— À quoi vous servez si vous pouvez pas m’aider? gémit la moribonde. Prier… prier…. prier! hurla-t-elle soudainement.
M. Leonard tomba à genoux près du lit. Il ne savait pas quoi dire. Aucune de ses prières habituelles n’était utile dans ce cas. Les anciennes et elles paroles qui avaient adouci et aidé tant d’âmes au moment du trépas
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garçon alla près du lit de Naomi et la regarda avec sympathie. Mais pour commencer, elle ne le regarda pas; elle regardait le pasteur derrière lui.
— J’aurais pu mourir durant cette crise, dit-elle avec un reproche maussade dans sa voix et si j’étais morte, j’serais en enfer à présent. Vous pouvez rien pour moi, j’ai pu rien à faire avec vous. Y’a pu d’espoir pour moi et j’l’sais maintenant.
Elle se tourna vers Felix.
— Prends le violon sur le mur et joue-moi quelque chose, poursuivit-elle d’un ton impérieux. J’suis en train d’mourir et j’m’en vais en enfer et j’veux pas y penser. Joue-moi quelque chose pour me changer les idées, j’me
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fiche de c’que tu vas jouer. J’ai toujours aimé la musique, j’y ai toujours trouvé quelque chose que j’trouvais pas ailleurs.
Felix conslta son grand-père du regard. Le vieil homme hocha la tête; il avait trop honte pour parler. Il s’assit et prit; sa belle tête argentée dans ses mains pendant que Felix prenait le violon et l’accordait, ce violon sur lequel tant de rythmes endiablés avaient été joués lors de fêtes folles. M. Leonard sentit qu’il avait échoué dans sa religion. Il n’avait pas réussi à donner à Naomi l’aide qu’elle lui réservait.
Felix glissa doucement et songeusement l’archet sur les cordes. Il n’avait aucune idée de ce qu’il jouerait. Puis, ses
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et tout ce que j’ai espéré pour toi sera abondamment réalisé.
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yeux s’attachèrent au regard bleu, fixe, brûlant et magnétique de Naomi qui reposait sur un oreiller froissé. Le visage de l’enfant prit une expression étrange et inspirée. Il se mit à jouer comme si ce n’était pas lui qui jouait mais quelque pouvoir plus puissant dont il n’était que l’instrument passif.
Jolie, douce et merveilleuse fut la musique qui imprégna la pièce. M. Leonard oublia sa souffrance et l’écouta, déconcerté et stupéfait. Il n’avait jamais rien entendu de tel. Comment cet enfant pouvait-il jouer comme ça? Il regarda Naomi et fut émerveillé du changement qui s’était opéré dans son visage. La peur et la fré frénésie le quittaient; elle écoutait,
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le souffle court, les yeux fixés sur Felix. Au pied du lit, la simple d’esprit était assise, des larmes roulant sur ses joues.
Cette musique étrange exprimait la joie d’une enfance innocente et joyeuse à laquelle se mêlaient le rire des vagues et l’appel de brises légères. Puis, elle exprima les rêves fous, rebelles de l’adolescence, doux et purs dans toute leur folie et leur caractère rebelle. Cela fut suivi de la frénésie d’un amour jeune, un amour qui englobait tout, auquel on sacrifie tout.
La musique changea. Elle exprima la torture des larmes refoulées, l’angoisse d’un cœur trompé et désolé. M. Leonard faillit se couvrir les oreilles de ses mains pour ne plus entendre cette intolérable
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quelque chose d’étrangement familier. Il s’efforça de se rappeler où il l’avait entendue auparavant; puis il comprit, il l’avait entendue avant l’arrivée de Felix, dans les paroles terribles de Naomi! Il regarda son petit-fils avec une sorte de respect mêlé de crainte. Il se trouvait devant un pouvoir dont il ne connaissait rien, un pouvoir étrange et terrifiant. Venait-il de Dieu? Ou de Satan?
La musique changea pour la dernière fois. Et ce n’était plus du tout de la musique. C’était un amour infini, un amour pouvant tout comprendre. C’était un baume pour une âme souffrante; c’était la lumière, l’espoir et la paix. Un texte de la Bible pouvant paraître très incongru vint à l’esprit de M. Leonard
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autre que ça, le vieux Shaw n’avait pas d’ambition. Il était aussi joyeux qu’un pèlerin sur un chemin montant vers l’ouest. Il avait appris le rare secret qu’il faut prendre le bonheur quand on le trouve et qu’il ne sert à rien de marquer l’endroit pour y revenir car il ne sera alors peut-être plus là. Et il est très facile de vivre heureux quand on sait, comme le vieux Shaw, trouver du plaisir dans les petites choses. Il aimait la vie, l’avait toujours