Découvrir le territoire à travers Anne
Découvrir le territoire à travers Anne… la maison aux pignons verts : leçons d’histoire environnementale
Claire Campbell
Que peut nous apprendre la lecture d’Anne… la maison aux pignons verts sur l’histoire environnementale de l’Île-du-Prince-Édouard?
L’histoire environnementale nous parle de nos rapports avec la nature au fil du temps : comment la nature a influé sur nos pensées et nos actions, et comment nous avons à notre tour créé les paysages qui nous entourent.
Elle documente les changements physiques ou matériels, comme les types de peuplement ou la construction de routes et de chemins de fer. C’est aussi une histoire du savoir, de l’imagination et des croyances : comment les cartes géographiques et la science, ou l’art et la littérature, comprennent et expriment ce que nous pensons et ressentons au sujet du monde naturel.
Alors, que pouvons-nous apprendre de l’histoire d’« une petite communauté rurale où les événements intéressants s’avéraient relativement peu fréquents. »?
Fleurs et jardins
Lorsque l’on pense à la nature dans le roman, on pense peut-être d’abord aux fleurs du printemps et de l’été : chèvrefeuille et roses trémières, fleurs de mai et lys de juin, lilas et roses anciennes. Il y a les fleurs des bois cachées parmi les fougères et les bouleaux, mais elles bordent plus souvent les espaces domestiques pour ornementer la maison et les jardins, après avoir été sélectionnées et plantées délibérément, selon certaines modes ou préférences esthétiques. Les fleurs marquent particulièrement les espaces féminins; même Anne et Diana ont leur propre jardin de fleurs dans leur enfance, et Montgomery était elle-même passionnée de jardinage. L’imagination d’Anne élève davantage dans le monde de la romance de nombreux endroits célèbres dans le roman, qui portent des noms plus littéraires que descriptifs, comme Idlewild, Willowmere et le Sentier des amoureux.
Mais en fait, la plupart des fleurs dans le roman – et sur l’Île – proviennent de vergers et d’arbres fruitiers. L’avenue avant Newbridge est une voûte de pommiers; la « reine des neiges » à l’extérieur de la fenêtre du pignon où se trouve la chambre d’Anne est un cerisier. Sous les toiles fleuries des arbres du verger, ce sont toutes des fermes actives qui choisissent des plantes utiles. Ces arbres et arbustes fruitiers auraient été délibérément plantés, non pas pour leur parfum ou pour leur attrait visuel, mais pour approvisionner les propriétés familiales à l’heure du thé : confitures de cerises, de prunes et de fraises, reinettes et pommes d’été – et, naturellement, cordial de framboises et vin de groseille. (Les vergers où « bourdonnaient des milliers d’abeilles » étaient également essentiels pour les pollinisateurs.)
Il y aurait eu un potager où l’on cultivait des légumes comme les pois; on nous a dit que de l’autre côté de la barrière se trouvaient des champs de pommes de terre et de navets, ou des champs de foin et de trèfle servant de pâturage. (Selon le recensement national de 1881, l’avoine et les pommes de terre étaient particulièrement courantes à l’Î.-P.-É.) Les Cuthbert gardaient également des cochons et des vaches. Le livre commence avec Thomas Lynde « semait ses graines de navets tardifs dans le champ de la colline, en arrière de la grange » – Quoi de plus pratique qu’un champ de navets?
Agriculture et amélioration
Au-delà du travail quotidien de chaque ferme, nous avons un aperçu des réseaux agricoles plus vastes du 19e siècle dans les échanges de biens et d’idées. Les fermiers d’Avonlea achètent leurs semences et leur matériel dans les magasins de Carmody, et les fillettes à l’école d’Avonlea découpent des décorations dans des catalogues de fleurs – probablement après que leurs parents ont commandé des semences et des bulbes pour la saison suivante. Les femmes et les enfants gagnent de l’argent en élevant des poulets et en vendant des œufs (sans l’argent des œufs, Anne n’aurait pas pu acheter cette teinture pour les cheveux…).
L’agriculture façonnait la vie intellectuelle et culturelle de ces villages ruraux.
Matthew s’assoupit en lisant le Farmers’ Advocate par un soir de janvier où il fait sa planification pour le printemps suivant. À l’exposition provinciale en septembre et dans la saison des récoltes, les résidents d’Avonlea raflent des prix pour tout, depuis les pommes Gravenstein jusqu’au beurre et au fromage maison. Il n’est donc pas étonnant que, malgré la réprobation de Mme Rachel Lynde, Mlle Stacy juge important d’incorporer l’histoire naturelle au programme d’études, avec des journées sur le terrain pour étudier les plantes, les oiseaux et leurs habitats. « Nous sommes en train d’étudier l’agriculture, en ce moment, et j’ai enfin compris pourquoi les routes sont rouges, dit Anne à Matthew. Cela me rassure… » Si votre subsistance en dépendait, cela vous apaiserait de connaître la composition du sol.
À partir du 18e siècle, toute l’idéologie de l’agriculture euro-américaine reposait sur la notion d’« amélioration », c’est-à-dire, que la nature peut et doit être aménagée et rendue plus productive par la raison, la technologie et le travail de l’Homme. Peu de choses étaient aussi admirées publiquement que la volonté de travailler, ou « l’industrie ». Pour le romantisme, Montgomery recherche effectivement des endroits plus sauvages dans les bois ou au bord de l’eau; le chemin au bord de la mer, en particulier, est « boisé, sauvage et isolé ». Mais même le ruisseau qui coule sur le terrain de Green Gables se transformait en un « ruisselet ^paisible parfaitement discipliné » lorsqu’il arrive à Avonlea. La cour à Green Gables est soignée et précise, bordée d’arbres soigneusement plantés en rangée; le jardin des Barry – pour sa part « foisonnait de fleurs sauvages » –et est traversé par des « petites allées perpendiculaires, bien tracées, aux contours ornementés de coquillages ».
Sur une plus grande échelle, une nature ordonnée supposait des champs et des terres agricoles aménagés selon la culture et l’utilisation de façon soigneusement complémentaire. Les fermes comme Green Gables et Orchard Slope comprennent une combinaison de vergers, de jardins, de champs plantés, de pâturage, de bétail, de boisés et même de littoral. En fait, la mer se serait trouvée à portée de vue et d’ouïe de la vie du village : au tout début, Avonlea est présentée comme « une petite presqu’île triangulaire qui faisait saillie dans le golfe du Saint-Laurent ».
Bien que le caractère romanesque de la mer – avec ses tempêtes, ses phares et ses flottes de pêche aux voiles blanches – occupe une place importante dans les nouvelles et romans ultérieurs, dans Anne… la maison aux pignons verts, le golfe est maintenu à distance, dans de brèves mentions de « cabanes de pêche rendues grises par les éléments » le long de la route du port ou dans des coquillages rapportés à la maison pour décorer la maison et le jardin. En fait, la mer était cruciale pour le succès de ces fermes et de ces jardins, et la côte tidale était un complément essentiel de ces sols rouges. Les fermiers utilisaient comme engrais des algues, la vase où se tenaient les moules et du foin salin, pêchaient en saison et prisaient les droits côtiers comme prolongements de leurs propriétés agricoles. Le rivage était également pour les insulaires un rappel omniprésent de leur histoire, de leur identité et de leur situation à l’extérieur d’une confédération continentale.
Les lots de ferme comprenaient ainsi plusieurs types d’espace de culture et de ressources.
Chaque ferme formait son propre petit écosystème – pas tout à fait autosuffisant, mais comprenant une diversité et une variété dans un petit espace qui nous semble incroyable à l’ère des monocultures sur une échelle industrielle.
Même la variété d’arbres sur la seule propriété des Cuthbert – érable et bouleau, frêne et peuplier, épinette et sapin, des arbres que Montgomery connaissait et aimait sur la propriété des Macneill – évoquent un Eden boisé où l’on peut trouver des exemples de tous les ouvrages de Dieu. Il importe toutefois de rappeler que c’était le fruit du travail de l’Homme – tous les éléments avaient été délibérément choisis, introduits, aménagés et entretenus. À l’époque où Montgomery écrivait Anne… la maison aux pignons verts, partout à l’Île, les fermiers défrichaient de nouveaux champs – et laissaient d’autres terrains se peupler d’épinettes– encore plus rapidement.
Industrie et industrialisation
Toutefois, les industries que nous considérons comme les industries de l’Île figurent à peine dans le roman. Marilla mentionne brièvement les conserveries de homard et les touristes américains – mais on ressent peu l’importance que ces secteurs ont eue (dans le cas des conserveries) ou prenaient (dans le cas du tourisme) pour l’économie de l’Île. Il n’y a pas non plus de mention véritable – du moins dans ce premier roman – des flottes de pêche qui encerclaient l’Île et les quais le long de ses rives; ou des scieries, des usines textiles ou d’autres genres de production à l’extérieur du foyer; ou encore, le fait crucial que l’Île, comme le reste de l’Amérique du Nord, avait amorcé un virage incontournable vers un nouveau régime énergétique reposant sur les combustibles fossiles. Au moment où Matthew espérait un embranchement ferroviaire à partir de Carmody, l’Île était prise dans le chaos de la construction ferroviaire dont la faillite la ferait entrer dans la Confédération.
Le roman Anne of Green Gables (Anne… la maison aux pignons verts) – qui se déroule dans les années 1880 (et 1890) et qui a été publié en 1908 – correspond à une période de profonde transformation dans ce qui allait devenir le Canada, passant d’une vie rurale à une vie plus urbaine, d’une économie agricole à une économie plus industrielle, d’une coalition de colonies à un État-nation. Mais le roman passe sous silence ces changements plus importants et les garde en arrière-plan.
L’économie rurale reposant sur l’agriculture mixte à proximité de la côte permettait de soutenir raisonnablement, voire excessivement, une famille. La grande majorité des fermes appartenaient à des familles et étaient de taille relativement modeste (moins de cent acres), mais permettaient de mettre entièrement à profit la diversité écologique de plantes et de bétail. Cela avait une sorte d’effet de nivellement social; nous ne voyons pas les importantes disparités entre riches et pauvres qui étaient plus visibles dans l’Amérique du Nord en voie d’urbanisation. Ceux qui voulaient acquérir de l'argent ou des terres allaient ailleurs : à Boston ou dans l'Ouest. Ceux qui restaient, écrivait Montgomery bien des années plus tard,
« vivent sur une terre où la nature n’est ni avare, ni généreuse; où le travail dévoué est récompensé par la compétence et où personne n’est très riche ni très pauvre… 1 »