Pages versos
Ces pages versos, qui semblent être des brouillons aléatoires en désordre, sont des ébauches des premiers poèmes et nouvelles de L.M. Montgomery. Quelques-uns de ces textes étaient déjà publiés lorsqu’elle a rédigé Anne en 1905 et 1906; d’autres ont probablement été dactylographiés et conservés ailleurs. Certains brouillons sur des versos montrent ses premières expérimentations : « A Baking of Gingersnaps » (Les biscuits au gingembre) a été sa première nouvelle publiée; elle mettait alors à l’essai les noms de plume Maud Cavendish et Maud Eglinton. Après le chapitre 15, elle comment à écrire Anne au recto et au verso. Pourquoi est-elle passée de feuilles de brouillon à des feuilles vierge?
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le ciel est rudement proche de l’enfer.
— Je ne comprends pas ce que vous dites, dit Felix en fronçant ses minces sourcils noirs d’un air perplexe.
— Non, et j’voudrais pas que tu m’comprennes non plus. Tu pourrais pas comprendre à moins d’être un vieillard qui avait tout pour devenir un homme mais qui s’est conduit comme un fou plein de malice. Mais il doit y avoir en toi quelque chose qui comprend les choses, toutes sortes de choses, sinon tu pourrais pas jouer de la musique comme tu le fais. Comment tu fais, dis-moi, comment tu fais, jeune Felix?
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— Je ne sais pas, mais je joue différemment selon les gens à qui je m’adresse. J’ignore comment ça se fait. Quand je suis seul avec vous, il faut que je joue d’une certaine façon; et quand Rachel Janet vient écouter, je me sens tout à fait différent, moins ému, mais plus heureux et plus charmant. Et le jour où Jessie Blair est venue m’entendre, j’avais l’impression d’avoir envie de rire et de chanter. C’était comme si le violon voulait rire et chanter tout le temps.
L’étrange reflet doré brilla dans les yeux enfoncés du vieil Abel.
— Grand Dieu, marmonna-t-il dans un souffle, on dirait que ce gamin peut entrer dans l’âme des gens et jouer ce que son âme à lui y voit.
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— Rien… aucune importance… vas-y. Quelque chose de gai maintenant, jeune Felix. Arrête de sonder mon âme où tu es trop jeune pour te trouver et joue-moi quelque chose qui te ressemble, de joli, d’heureux et de pur.
— Je vais jouer ce que je ressens les matin ensoleillés, quand les oiseaux gazouillent et que j’oublie que je dois devenir pasteur, déclara simplement Felix.
II
Un écho enchanteur, roucoulant et joyeux, comme le chant emmêlé d’un oiseau et d’un ruisseau, flotta dans l’air immobile,
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beauté seule qu’il les aimait tant, sinon il aurait été bouleversé et bourrelé de remords. Il était lui-même très beau. Sa silhouette était droite et jeune, malgré ses soixante-dix ans. Son visage était mobile et charmant comme celui d’une femme tout en exprimant une force et une fermeté viriles, et ses yeux bleu foncé brillaient comme s’il avait vingt-et-un ans; même sa soyeuse chevelure argentée ne parvenait pas à faire de lui un vieillard. Tous ceux qui le connaissaient le vénéraient et il était, autant qu’un homme puisse l’être, digne de cette vénération.
— Voilà le vieil Abel qui s’amuse encore avec son violon, songea-t-il.
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il est capable de jouer du violon.
Leonard était sur le suil seuil de la porte. Le petit chien noir s’était précipité à sa rencontre et le chat gris se frottait la tête contre sa jambe. Le vieil Abel ne remarqua pas sa présence, il battait la mesure d’une main et souriait à la musique de Felix. Ses yeux avaient retrouvé leur jeunesse passée et brillaient de joie et de pur bonheur.
— Felix! Qu’est-ce que cela signifie?
Felix laissa tomber son archet sur le sol avec fracas et fit face à son grand-père. Constatant la colère et la souffrance dans le yeux du vieil homme, les siens se voilèrent de chagrin
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et de remords.
— Grand-papa… je suis désolé, s’écria-t-il d’une voix brisée.
— Allons, allons! le vieil Abel s’était levé avec un air désapprobateur. Tout est de ma faute, M. Leonard. Ne blâmez pas l’enfant. Je l’ai persuadé de me jouer un petit quelque chose. J’me sentais pas digne de toucher à mon violon, c’était trop tôt après vendredi, voyez-vous. Alors j’ai réussi à le convaincre, j’ai insisté jusqu’à ce qu’il accepte. Tout est de ma faute.
— Non, coupa Felix, en rejetant la tête en arrière. Son visage était blanc comme le marbre, mais il paraissait embrasé de franchise désespérée, méprisant le mensonge proféré par le vieil Abel pour le protéger. Non,
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qu’il m’a désobéi, en esprit, sinon en pratique. Tu le sais, n’est-ce pas, Felix?
— Oui, grand-papa, je me suis mal conduit. Je savais que je me conduisais chaque fois que je venais. Pardonne-moi grand-papa.
— Je te pardonne, Felix, mais je te demande de me promettre dès à présent que jamais, aussi longtemps que tu vivras, tu ne toucheras de nouveau à un violon.
Le visage de l’enfant vira à l’écarlate. Il poussa un cri comme s’il venait de recevoir un coup de fouet. Le vieil Abel bondit sur ses pieds.
— Ne lui demandez pas une telle promesse, M. Leonard, s’exclama-t-il furieusement. C’est un péché, c’que vous
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faites. Mais qu’est-ce que vous aveugle, bon Dieu? Vous êtes vraiment aveugle. Est-ce que vous n’voyez pas c’qu’il y a dans c’garçon? Son âme est pleine de musique. Ça va le torturer jusqu’à la mort ou ^encore pire si vous l’empêchez de s’exprimer.
— Il y a un démon dans cette musique, rétorqua violemment M. Leonard.
— Eh bien, peut-être, mais oubliez pas que le Christ y est aussi, répliqua le vieil Abel d’une voix basse et tendue.
M. Leonard eut l’air choqué; selon lui, le vieil Abel venait de blasphémer. Il s’écarta de lui d’un air réprobateur.
— Felix, promets-le moi.
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Son ton et sa voix n’exprimaient aucune faiblesse. Il utilisait impitoyablement l’ascendant qu’il avait sur cette jeune âme aimante. Feal Felix compris qu’il n’y avait pas d’issue, mais il avait les lèvres exsangues lorsqu’il dit :
— Je te le promets grand-papa.
M. Leonard poussa un long soupir de soulagement. Il savait que la promesse serait tenue. Abel le savait aussi. Ce dernier traversa la pièce et prit soudainement le violon de la main détendue de Felix. Sans un mot ni un regard, il se dirigea vers la petite chambre près de la cuisine et claqua la porte avec juste indignation. Mais, par la fenêtre, il
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regarda furtivement ses visiteurs s’éloigner. Au moment où ils s’engageaient dans le sentier de l’érablière, M. Leonard posa sa main sur la tête de Felix et le regarda. Aussitôt, le garçon mit son bras autour des épaules du vieil homme et lui sourit. Le sourire regard qu’ils échangèrent exprimait un amour et une confiance infinis et même de la camaraderie. L’étincelle dorée brilla de nouveau dans les yeux méprisants du vieil Abel.
— Comme ils s’aiment ces deux-là! marmonna-t-il avec envie. Et comme ils se torturent l’un l’autre!
III
En arrivant à la maison, M. Leonard alla prier dans son bureau. Il savait
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que Felix était allé chercher du réconfort auprès de Rachel Janet Reid Andrews, cette petite femme maigre, au visage doux et aux lèvres serrées qui s’occupait de leur maison. M. Leonard savait que Rachel Janet désapprouverait son geste tout autant que le vieil Abel. Elle ne dirait rien, elle se contenterait de lui jeter des regards de reproche au-dessus de leurs tasses de thé à l’heure du souper. Mais M. Leonard était convaincu qu’il avait agi pour le mieux et sa conscience ne le troublait pas, même si son cœur le faisait.
Treize ans auparavant, sa fille Margaret lui avait pratiquement brisé son le cœur en mariant un homme qu’il ne pouvait
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approuver. Martin Moore était un violoniste professionnel. S’il n’était pas un virtuose, il jouissait néanmoins d’une certaine popularité. Il avait fait la connaissance de la mince et blonde jeune filler du presbytère chez une amie du collège à qui elle rendait visite à Toronto, et était immédiatement tombé amoureux d’elle. Margaret l’avait épousé aimé en retour de tout son cœur virginal et l’avait épousé malgré la désapprobation de son père. Ce n’était pas contre la profession de Martin Moore que M. Leonard en avait, mais contre l’homme lui-même. Il savait que le passé du violoniste n’en faisait pas un
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mari convenable pour Margaret Leonard et sa connaissance des hommes l’avertissait que Martin Moore ne pourrait jamais rendre aucune femme heureuse longtemps.
Margaret Leonard ne le croyait pas. Elle épousa Martin Moore et vécut une année de paradis. Peut-être que cela et son enfant atténuèrent le malheur des trois années qui suivirent. Quoi qu’il en soit, elle mourut comme elle avait vécu, loyale et sans se plaindre. Elle mourut seule, son mari étant en tournée, et sa maladie fut si brève que son père n’eut pas le temps