Le Cavendish de Montgomery
Le Cavendish de Montgomery
Edward MacDonald
Médias et illustrations par Emily Woster et Elizabeth Epperly
Si Cavendish, l’équivalent dans la réalité de l’Avonlea d’Anne… la maison aux pignons verts, était un endroit fortement écossais et protestant, c’était également, à de nombreux égards, une communauté rurale typique de son époque à l’Île-du-Prince-Édouard. Les spécialistes mentionnent souvent le village de Cavendish, mais en réalité, c’était une mosaïque de fermes qui se côtoyaient le long des routes d’argile rouge, où une communauté se fondait presque imperceptiblement dans la suivante.
Dans les années 1890, Cavendish était établie depuis un siècle, assez longtemps pour avoir refaçonné le paysage et pour être ancrée dans ses habitudes.
Il pouvait y avoir des exceptions imposées par la géographie locale, mais il y avait habituellement une ferme toutes les 10 chaînes (c’est-à-dire, tous les 660 pieds) le long de la plupart des routes de l’Île. En 1890, la superficie moyenne des fermes dans la province était de 87 acres, et chaque ferme était soigneusement quadrillée en petits champs avec un résidu de forêt servant de boisé. En l’absence de chemins, les premières maisons avaient été construites près de l’eau, mais à l’époque de Montgomery, les maisons de ferme à ossature en bois de la deuxième génération étaient le plus souvent situées à mi-chemin en retrait de la route pour faciliter l’accès à toutes les parties de la ferme.
Avec sa forme en L, son extérieur en bardeaux de bois et sa toiture inclinée, Green Gables elle-même est typique des maisons de ferme de l’Île à la fin du 19e siècle (à l’exception, peut-être, des pignons verts!). Avec son extérieur en bardeaux de bois, sa lucarne centrale et l’aile de la cuisine, la maison des Macneill était également typique de nombreuses maisons de ferme du 19e siècle sur l’Île. Il n’y avait pas d’électricité, ni moteurs à essence pour faire fonctionner la machinerie agricole. C’était un monde de lampes, de lanternes et de chandelles, où l’on utilisait des outils fabriqués à la main et la force des animaux, un monde où les animaux de compagnie avaient moins de valeur que les animaux de ferme et où le cheval était roi, un monde où les chiens allaient chercher les vaches, plutôt que des bâtons, et où les chats devaient gagner leur pitance en chassant les souris.
Tout comme le quotidien était réglé par le jour et la nuit, l’usage divisait la ferme entre la grange et la maison. Les tâches étaient réparties selon le sexe, mais la nécessité prévalait souvent sur les conventions. Les femmes effectuaient fréquemment tout travail agricole qu’elles avaient la force de faire et (moins souvent) les hommes pouvaient accomplir du « travail de femme » dans la maison. Quand venait le temps des foins ou des récoltes, le travail à faire donnait lieu à une répartition encore plus égalitaire des tâches, et on faisait peu de distinction entre des mains et des dos masculins ou féminins.
Le cercle de la vie
La communauté de Cavendish était autosuffisante, tout comme ses fermes. Les limites du quotidien étaient plus ou moins dictées par la distance qu’une personne pouvait commodément parcourir aller-retour le même jour en charrette (ou en traîneau) tirée par des chevaux. Les routes de l’Île qui ravissent tant Anne étaient notoirement mauvaises, couvertes de boue chaque printemps et chaque automne, poussiéreuses par temps sec en été et bloquées par la poudrerie en hiver. Le chemin de fer, deus ex machina de tant d’entrées et de sorties dans Anne… la maison aux pignons verts, était plus fiable (du moins en été), mais il fallait compter une bonne demi-journée de charrette tirée par des chevaux pour se rendre de Cavendish à Hunter River, la gare la plus proche. Bien qu’il ait parfois été question d’installer des rails plus près du littoral nord de l’Île, c’est seulement dans la fiction de Montgomery qu’une nouvelle ligne secondaire a été aménagée. La mer toute proche (le golfe du Saint-Laurent, en réalité), une sorte d’autoroute, est constamment présente dans Anne, mais les habitants d’Avonlea (comme ceux de Cavendish) sont des fermiers, pas des marins. Ils vivent près de la mer, mais ne sont pas de la mer.
Les réalités du transport faisaient en sorte que la plupart des gens travaillaient, allaient à l’église, se courtisaient, fréquentaient l’école, socialisaient, vivaient et mouraient à quelques milles de chez eux.
On aurait tort de trop insister sur le degré d’isolement et de protection contre les influences extérieures, mais il existait une différence mentale et physique palpable entre « ici » et « là-bas ». Les gens se divertissaient entre eux, et Montgomery était fière à juste titre du niveau d’activité culturelle dans le Cavendish de ses années d’enfance et de jeunesse, avec ses clubs de discussion et ses sociétés littéraires, ses groupes d’étude biblique et ses écoles du dimanche, ses concerts à l’école, les activités sociales paroissiales et les pique-niques communautaires.
Les piliers de la communauté
Si les petites fermes étaient les pierres d’assise de communautés comme Cavendish, les institutions sociales étaient le mortier qui les unissaient. Elles étaient parfois regroupées autour des carrefours ou dans les petits villages. Mais le plus souvent, ces institutions étaient disséminées à travers la campagne. Il y avait, par exemple, le magasin général, l’atelier du forgeron, le bureau de poste (habituellement situé dans la maison d’un villageois), les églises et l’école. Hormis leurs fonctions évidentes, c’étaient des lieux sociaux que les gens visitaient, où ils se rassemblaient et se divertissaient.
Les églises et l’école, en particulier, étaient des lieux de rassemblement pour la fierté, l’identité et la solidarité communautaires. L’appartenance à une église n’était peut-être pas obligatoire, mais elle était attendue, et les gens qui n’assistaient pas aux services religieux risquaient l’opprobre de la communauté (pas seulement de Mme Lynde). Dans le recensement de 1901 du Dominion, seulement sept des 104 000 personnes recensées déclaraient n’avoir aucune religion. Les catholiques formaient la confession la plus importante et représentaient environ 45 % de la population, mais les protestants prétendaient être majoritaires. Au sein de l’étiquette générale « protestant », les diverses formes de presbytérianisme constituaient facilement la confession la plus importante.
Pour les protestants de l’époque victorienne, la religion était l’unique voie vers le salut et, avec la Bible, le ministre était censé servir de boussole morale aux fidèles. Mais l’église locale était également un centre social autant que religieux. Une bonne part des activités sociales et des divertissements de la communauté était organisée par des groupes confessionnels 1. Même si les termes « confession » et « communauté » n’étaient pas tout à fait synonymes à Cavendish, leur sens était proche lorsqu’il y avait plus d’une confession protestante.
La bureaucratie religieuse était en quelque sorte plus contractuelle; des ministres étaient appelés, arrivaient et finissaient par partir (parfois évincés) avec une régularité décourageante. C’est ainsi que dans le roman, Anne fait la rencontre de sa future mentore, Mme Allan (la femme du ministre), tout comme Montgomery a rencontré son futur mari.
Les enseignants de l’école de rang locale arrivaient et repartaient à la même fréquence. L’Île était fière à juste titre de son système d’enseignement gratuit, le premier dans la région. Le Free Schools Act de 1852 avait éliminé les frais de scolarité pour les élèves, rendant l’instruction à la portée de presque tous les enfants de la colonie. Cette loi plaçait également les écoles locales –au nombre d’environ 475 à la fin du siècle, soit une à peu près tous les cinq milles – sous le contrôle direct de trois administrateurs locaux élus2 dans chaque communauté. Le gouvernement versait aux enseignants un salaire de base et établissait le programme d’études standard, mais les administrateurs percevaient des cotisations dans le district scolaire pour compléter les salaires, entretenir, équiper et embellir les écoles, qui servaient aussi souvent de salles communautaires. Pour l’obtention d’un brevet d’enseignement, les enseignants potentiels, comme L.M. Montgomery, suivaient le programme d’études prescrit au collège Prince of Wales (le « collège Queen’s » du roman Anne… la maison aux pignons verts), financé par les fonds publics et situé à Charlottetown, capitale de la province.
Si les responsables de l’instruction continuaient de vanter les « écoles gratuites » de l’Île, les limites du système d’enseignement devenaient de plus en plus manifestes à l’époque de Montgomery. Le système était chroniquement sous-financé. Les districts plus riches et ceux où l’instruction était valorisée bonifiaient les salaires et attiraient ainsi de meilleures enseignantes (comme Miss Gordon pour Montgomery et Miss Stacy pour Anne). Souvent, certaines familles d’agriculteurs ne voyaient pas l’importance de l’instruction au-delà de l’alphabétisation de base et retiraient leurs enfants de l’école pendant de longues périodes pour qu’ils aident aux travaux de la ferme. Par conséquent, l’enseignement dispensé dans de nombreuses écoles manquait souvent d’imagination (l’inspirante Miss Stacy orientée vers la nature faisant exception), et l’instruction reçue était souvent inadéquate et incomplète.
Les écoles avec niveaux de classes sont devenues en vogue au début du siècle. Par exemple, l’école d’Anne à Avonlea s’accroche à un ancien système plus informel où les élèves progressaient au moyen d’une série de « Readers » (livres de lecture) plutôt que de niveaux scolaires. La plupart des élèves en région rurale poursuivaient rarement leurs études après l’âge de 14 ans, sauf (comme Anne et Montgomery) s’ils espéraient réussir l’examen d’admission intimidant au collège Prince of Wales. La plupart y étudiaient pour devenir enseignants, l’une des quelques carrières respectables pour les femmes (non mariées) et tremplin pour beaucoup de jeunes hommes. Un nombre plus restreint encore aspiraient à une carrière universitaire et professionnelle. (L’année qu’a passée Montgomery à l’Université Dalhousie – le collège Redmond d’Anne – représentait l’exception plutôt que la norme.) Ceux qui le faisaient revenaient rarement à l’Île-du-Prince-Édouard. Pourtant, le Cavendish de l’époque de Montgomery avait appris à admirer l’élocution et la récitation, et les personnes attirées par le monde des livres partageaient un canon littéraire commun, comme elles partageaient les rythmes familiers de la vie à la ferme. 3
En dépit de l’instruction limitée qu’elle offrait, l’école de rang, comme l’église, était un espace partagé où les vies se chevauchaient et où la communauté pourvoyait à ses besoins. Un autre lieu de rassemblement était le magasin général, qui fournissait les biens de première nécessité que les fermiers de Cavendish ne pouvaient pas cultiver, élever, cueillir ou fabriquer eux-mêmes. Tout comme l’atelier du forgeron, le magasin était un lieu fréquenté par les hommes à la fin du 19e siècle, puisque c’étaient surtout les hommes qui faisaient les achats. C’était un carrefour social où l’on échangeait potins et histoires durant les longues visites où l’on fumait sans se presser. Il n’est donc pas étonnant que Matthew soit décontenancé de s’y faire servir par une femme!
Le bureau de poste jouait un rôle semblable, bien que légèrement différent. Avant l’apparition de la radio, c’était le lien le plus notable entre la communauté locale et le monde extérieur. Le dépôt du courrier offrait une autre tribune de rencontre. En fait, la vie dans un bureau de poste a été un élément crucial dans le développement de la vie d’écrivaine de Montgomery. Elle lui offrait l’intimité dont elle avait besoin pour écrire, lui permettait de recevoir du courrier d’éditeurs potentiels et lui donnait accès à des idées d’histoires.
Reflet de la réalité
En créant le monde d’Anne… la maison aux pignons verts, L.M. Montgomery n’écrivait pas l’histoire et ne créait pas un récit de voyage. Son Avonlea et son Île-du-Prince-Édouard étaient éclairées par son expérience et colorées par son point de vue particulier, puis transposés à l’aide de son génie littéraire. Le reflet que nous voyons lorsque nous regardons dans son miroir peut être déformé – finalement, tous les miroirs déforment l’image – mais il ressemble de façon frappante et révélatrice à l’endroit réel qu’elle aimait si profondément.