Le jardin du golfe : l’île du Prince-Édouard de Montgomery
Le jardin du golfe : l’île du Prince-Édouard de Montgomery (The Garden of the Gulf)
Edward MacDonald
Médias et illustrations par Emily Woster et Elizabeth Epperly
Parmi les 20 romans publiés par L.M. Montgomery durant sa vie, tous, sauf un, se déroulent entièrement ou partiellement à l’Île-du-Prince-Édouard. L’autrice a évoqué si magnifiquement un peuple fier et profondément enraciné dans un paysage pastoral que l’île est presque devenue un autre personnage dans sa fiction.
Il existe une vraie Île-du-Prince-Édouard derrière l’île fictive d’Anne, et la version qu’offre Anne est à la fois fidèle et limitée par l’expérience de Montgomery en tant que femme presbytérienne de race blanche, écossaise d’origine européenne vivant dans une collectivité rurale établie depuis longtemps. Si Montgomery était dotée d’un esprit indépendant, elle avait également hérité des valeurs, attitudes, opinions et préjugés profondément ancrés de son époque et de ces lieux. Ils colorent la palette qui lui a servi à peindre son portrait de l’Île-du-Prince-Édouard.
L’île de Montgomery
Blottie dans la portion inférieure du golfe du Saint-Laurent, l’Île-du-Prince-Édouard de la fin du 19e siècle était la plus récente province (1873) du Dominion du Canada encore nouveau (1867). C’était toutefois une colonie européenne depuis 150 ans qui abritait depuis 10 000 ans les peuples autochtones de la région. Elle était donc à la fois jeune et ancienne. On défrichait encore des parties de la province pour l’agriculture, mais de nombreux endroits, comme le Cavendish de Montgomery, étaient colonisés depuis plus d’un siècle, et leurs forêts avaient été péniblement converties en une campagne verdoyante aux champs bordés de haies et aux boisés délimités qui ressemblait beaucoup au sud de l’Angleterre. C’est cette campagne parsemée de petits champs et de jardins, de fermes et de villages, de mer et de ciel qui charme tant Anne et les lecteurs.
Déjà en 1900, l’industrie naissante du tourisme qualifiait l’Île-du-Prince-Édouard de « jardin du golfe ».
La carte postale envoyée par Montgomery à son correspondant George B. MacMillan au cours de l’automne 1906 est tirée d’une série souvenir de cartes postales ayant pour titre « Garden of the Gulf » (Jardin du golfe). Dans son message, Montgomery souligne que la carte, intitulée « A Breath of Spring » (Une bouffée de printemps), n’est « pas particulièrement de saison, me direz-vous. Mais la beauté n’est-elle pas de saison toute l’année? Je viens d’aller à la ville et j’ai acheté quelques cartes. Celle-ci est une reproduction d’une photo authentique. L.M.M. »
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L’île est petite : elle mesure à peine 224 km (140 miles) d’un bout à l’autre et couvre une superficie de seulement 556 000 hectares (1,4 million d’acres). Cependant, comme beaucoup d’îles, elle constitue un monde en soi. Elle a été formée il y a environ 300 millions d’années par des sédiments entraînés d’anciennes montagnes. Le vent, les pluies et les glaciers ont graduellement moulu son grès rouge tendre pour le transformer en une couche de sol acide et sableux qui en fait l’unique province canadienne dont presque toute la masse terrestre est constituée de terres arables. Ce phénomène en a façonné les industries et les habitants. L’agriculture était la principale profession. En réalité, c’était moins une profession qu’un mode de vie pour 85 % des insulaires. Les fermes constituaient l’ADN de la société et de la culture de l’Île. En 1900, on y trouvait 14 000 fermes, dont la taille allait de quelques acres à quelques centaines d’acres.
Le travail au jardin
Agriculture et pêche
Le sol riche en fer qui stimule l’imagination d’Anne était indulgent, sans être tout à fait fertile. La plupart des fermes pratiquaient l’agriculture de subsistance, et tout surplus était expédié à l’extérieur de l’île, à bord des goélettes qui se rendaient chaque automne aux petits quais disséminés le long de la côte. La pomme de terre était la culture qui poussait le mieux. Dans Anne… la maison aux pignons verts, Matthew vend son surplus. Ce n’est toutefois pas avant les années 1920 que l’exportation de pommes de terre de semence de qualité élevée a fait de la province « l’île aux patates ». En réalité, dans les années 1890, les fermes se spécialisaient dans la production laitière pour approvisionner les fromageries et beurreries communautaires, mais Montgomery passe sur ces développements, tout comme elle mentionne souvent le travail de ferme de Matthew mais le décrit rarement.

Chargement de pommes de terre sur la goélette « F. Fleming » à Montague (Î.-P.-É.), vers 1900 Matthew transporte ses pommes de terre aux quais dans le chapitre 16.
Les fermes – et les fermiers – n’étaient pas tous égaux. L’égalitarisme superficiel du paysage agricole de l’île cachait une variabilité considérable, qui dépendait de la qualité du sol, de l’aptitude, de l’attitude et des circonstances. L’Avonlea de Montgomery, qui est une version de son cher Cavendish, est une communauté agricole prospère. Toutefois, des deux côtés de Cavendish se trouvaient des communautés dont les habitants ne réussissaient à joindre les deux bouts qu’en complétant leur revenu agricole avec d’autre travail.
Mise à l’eau du « Lady Napier » à Georgetown (Î.-P.-É.), vers 1902. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.
Il fut un temps au 19e siècle où les chantiers maritimes occupés produisaient plus de navires par habitant que toute autre région de l’Empire britannique à l’extérieur de la Grande-Bretagne. Mais dans l’enfance de Montgomery, la construction navale avait rapidement décliné, et elle n’occupe aucune place dans sa fiction. De nombreux insulaires allaient plutôt travailler comme bûcherons au Nouveau-Brunswick ou dans le Maine chaque hiver, période où la plupart des fermes étaient inactives. Au début du siècle, ils ont commencé à se rendre également dans l’Ouest, à bord de « trains des récoltes » spéciaux, pour aider à récolter le blé.

Train des récoltes, vers 1912, en route vers l’Ouest
Robert Harris, Dans une usine de mise en conserve du homard, Canoe Cove, date inconnue, détrempe grise et blanche sur papier. Don de la Fondation Robert Harris, 1965, CAGH-120. Cliquer sur l’image pour l’explorer.
De retour chez eux, les jeunes qui avaient peu de perspectives d’avenir, comme Jerry Buote, s’engageaient dans les fermes locales ou (comme s’en plaint Marilla) obtenaient un travail temporaire au printemps ou à l’automne à l’une des centaines d’usines de transformation du homard bâties le long des côtes de l’île durant le formidable boom du homard au début des années 1880. En 1900, il y en avait 250, et le homard était le roi incontesté de l’industrie halieutique de l’île. Le travail à l’usine de transformation du homard représentait aussi une source de revenu convoitée pour les adolescentes, les veuves et les femmes non mariées. Parallèlement, de nombreux fermiers (mais aucun dans le Cavendish de Montgomery) tentaient de garder un équilibre précaire entre la pêche saisonnière au homard et l’agriculture de subsistance, dans une lutte perpétuelle pour joindre les deux bouts. Très souvent, les pêcheurs et les travailleurs d’usine vivaient le long de la côte et formaient des micro-sociétés éphémères 1.
Terre et mer
Les romans de Montgomery font état de peu de connaissances ou d’intérêt pour le fonctionnement de la deuxième industrie en importance de l’île – la pêche –, même si Rustico, tout près, était depuis longtemps l’une des principales stations de pêche de la province. Les voiles blanches romantiques de ses paysages marins ne sont jamais des homardiers banals (à l’exception de la barge Lily Maid's!), ni même les goélettes moins prosaïques pour la pêche au maquereau qui peuplaient le littoral nord de son enfance, mais des voyageurs imaginaires de pays lointains; la pêche est à peine une toile de fond accessoire pour les récits saisissants de naufrages et de catastrophes maritimes.
George Thresher, Le Yankee Gale, 1851, huile sur toile. Don de Bramwell Chandler, 1964, CAG 64.6.2.
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Une troisième industrie de l’Île ressort de la fiction de Montgomery, surtout dans Anne… la maison aux pignons verts, mais elle est rarement mentionnée par son nom. Le tourisme en était encore à ses débuts à l’Île-du-Prince-Édouard au moment où Montgomery imaginait le monde d’Anne, mais il commençait à susciter l’intérêt populaire comme source potentielle de revenu saisonnier. L’hôtel White Sands, scène des premiers triomphes d’Anne, fait clairement référence à l’hôtel Seaside à Rustico, l’un des endroits de villégiature estivale de choix dans les années 1890. Le fait que nombre de ses clients estivaux venaient en réalité de Charlottetown ou de Summerside, plutôt que de Toronto, Montréal ou Boston, masquait l’importance émergente du commerce estival comme source de revenu potentielle. Cependant, l’industrie touristique de l’Île commençait déjà à se concentrer sur la côte nord de la province, en raison de ses brises marines rafraichissantes (« ozone » médicinal, comme l’appelaient les contemporains), de ses plages sablonneuses, de ses eaux assez tièdes et de son paysage pastoral 2.
William Critchlow Harris, Hôtel Seaside, Rustico, Î.-P.-É., date inconnue, aquarelle sur papier. Don de la Fondation Robert Harris, 1965, CAGH-185. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.
Anne et les lieux associés aux romans de Montgomery allaient assez rapidement devenir une attraction importante pour les visiteurs et, paradoxalement, finiraient par transformer son Cavendish. Cependant, dans le monde en miroir de l’île d’Anne, l’hôtel White Sands est moins le reflet du pouvoir potentiel du tourisme que d’un monde plus cosmopolite au-delà des frontières de l’île. Déjà, des insulaires toujours plus nombreux s’apprêtaient à le trouver.
Quitter le jardin
La recherche saisonnière de travail était pour beaucoup d’insulaires un premier pas vers un départ permanent. Bien qu’il n’en soit pas question dans l’île d’Anne, la vraie Île-du-Prince-Édouard était aux prises avec un exode épidémique à la fin du 19e siècle. De nombreux émigrants allaient dans l’Ouest. Ceux qui se rendaient dans les « États de Boston », c’est-à-dire, le nord-est des États-Unis, étaient plus nombreux encore. Dans Anne d’Avonlea (1909), deuxième roman de la série Anne, trois sœurs aînées de Charlotta IV sont parties à Boston pour travailler et se marier.
Au début, les journaux attribuaient l’exode à l’envie de voyager à demi louable des jeunes, plutôt qu’au manque de débouchés. Toutefois, à mesure que l’exode prenait de l’ampleur dans les années 1880 et 1890, l’étonnement a fait place à l’inquiétude. L’Île était la seule province canadienne à voir sa population commencer à décliner, en dépit de son taux de natalité à la hausse. La population de la province est passée de 109 000 habitants en 1891 à 103 000 dix ans plus tard, pour tomber à 94 000 en 1911. Les communautés rurales en particulier, y compris Cavendish, étaient en déclin. La perte de tant de jeunes ambitieux et souvent talentueux (y compris Montgomery et son mari) a eu d’énormes conséquences pour l’économie et la société de l’Île, ainsi que pour sa culture; elle a altéré sa confiance et a sans doute amené la population à être plus ancrée dans ses habitudes, mais plus intimement connectée au reste du monde.

Quai Plant Line à Charlottetown (vers 1890-1906), où la Canadian Atlantic & Plant Steam Ship Company (et d’autres compagnies) offrait des départs quotidiens vers Boston et diverses villes des provinces maritimes. C’est probablement à ce quai qu’Anne serait arrivée avec Mme Spencer. Plus tard, c’est de ce même quai qu’allaient partir des soldats durant la Première Guerre mondiale.
L’exode a également fixé dans le cœur des expatriés réticents l’image indélébile de leur lieu d’origine, qui ressemblait beaucoup à l’île d’Anne. « Mes parents venaient de Downhome, se rappelait le fils d’insulaires qui avaient émigré en Nouvelle-Angleterre. C’était loin d’ici. Je n’irais jamais. C’était un endroit qui ressemblait au paradis ou au jardin derrière la lune 3. » Montgomery l’expatriée reconnaissait cette nostalgie omniprésente dans sa fiction, et l’a elle-même vécue.
Pour elle, le « chez-soi » était un lieu physique et émotionnel et, comme Anne, elle lui portait un amour passionné.

1 Dans le roman La Vallée arc-en-ciel (1919), Montgomery peint un portrait saisissant d’une telle « micro-société ».
« Venue porter un tas de harengs, Lida Marsh se glissa par la barrière en frissonnant. Elle habitait dans le village de pêcheurs à l’entrée du port et son père avait, depuis trente ans, l’habitude d’envoyer au presbytère des harengs de sa première prise du printemps. . . . Lida était une fillette de dix ans, mais elle était si malingre, si ratatinée, qu’elle paraissait beaucoup plus jeune. Ce soir-là, comme elle s’approchait audacieusement des filles du presbytère, elle avait l’air d’avoir froid depuis le jour de sa naissance. Son visage était violacé et ses yeux bleu pâle et exorbités étaient rougis et larmoyants. Elle portait une robe imprimée en loques et, passé autour de ses maigres épaules, un châle de laine usé était attaché sous ses bras. Les trois milles séparant l’entrée du port du presbytère, elle les avait parcourus pieds nus dans la neige et dans la gadoue et dans la boue. Ses pieds et ses jambes étaient aussi violets que son visage. Mais Lida n’y accordait pas tant d’importance. Elle était habituée à avoir froid et il y avait déjà un mois qu’elle sortait pieds nus, à l’instar de la ribambelle d’enfants du village de pêche. »
Montgomery ponctue souvent sa fiction de ces caméos vivants, qui suggèrent un monde en marge de ses histoires centrales. Retour
2 En 1929, dans le chapitre 10 du roman Le monde merveilleux de Marigold, Montgomery fait allusion de façon peu flatteuse à une enfant en visite au « gros hôtel estival près des dunes », dont le comportement est si audacieux et bizarre que Marigold présume simplement que c’est une « Yankee ». Retour
3 Joe McKenna, The Sign of the Stag, cité dans Edward D. Ives, Drive Dull Care Away: Folksongs from Prince Edward Island, Institut d’études de l’Île, 1999, p. 14. Retour