L’Île et ses habitants
L’Île et ses habitants
Edward MacDonald
Médias et illustrations par Emily Woster et Elizabeth Epperly
Partout à l’Île-du-Prince-Édouard, les lieux physiques ont été façonnés par les humains. Cette province était la plus densément peuplée du Dominion – et l’une des moins diversifiées. Quatre groupes ethniques – Écossais, Irlandais, Anglais et Acadiens – représentaient environ 95 % de sa population. La géographie humaine de l’île d’Anne était le reflet de leur bagage culturel, de leurs coutumes, de leurs valeurs, de leurs priorités et de leurs expériences, qui formaient différentes strates d’identités. La culture de l’Île avait adapté de son modèle britannique une hiérarchie sociale informelle et officieuse, mais omniprésente. Celle-ci avait créé une pyramide sociale peut-être aussi basse que les collines vallonnées onduleuses de l’Île, mais difficile à gravir.
Culture, langue et religion
On ne s’étonnera guère que dans l’Empire britannique dominé par les anglo-protestants, les Anglais aient été le groupe le plus favorisé. En pratique, cependant, les Anglais (qui formaient environ 20 % de la population) étaient beaucoup moins nombreux que les Écossais, dont la plupart venaient des Hautes-Terres d’Écosse. Dans les années 1870, époque de la naissance de Montgomery, un peu moins de la moitié de la population de l’Île était d’origine écossaise, ce qui en faisait la province la plus écossaise du Canada. C’était également la plus celtique, puisque 25 % de la population était de souche irlandaise. Les ancêtres de Montgomery (les Macneill et les Montgomery) étaient arrivés au début des années 1770.
Le signe d’identité peut-être le plus distinctif des Hautes-Terres d’Écosse était la langue. Même dans les années 1860, le gaélique était la deuxième langue parlée à l’Île-du-Prince-Édouard. Une génération plus tard, elle connaissait un déclin rapide. À Cavendish, agglomération établie de longue date, le gaélique était en voie de disparition durant l’enfance de Maud Montgomery. Le caractère écossais qu’elle avait adopté était peut-être plus manifestement littéraire que linguistique, mais l’homme que Montgomery allait épouser, le révérend Ewan Macdonald, était un ministre du culte apprécié à Cavendish parce qu’il parlait le gaélique et pouvait prier dans cette langue avec les paroissiens âgés.
Si les protestants irlandais étaient nombreux ailleurs en Amérique du Nord, la majorité des Irlandais de l’Île étaient catholiques. C’était également le cas des Acadiens, quatrième groupe ethnique en importance dans la province. Descendants des survivants francophones du « Grand dérangement » – la vague dévastatrice de déportations forcées de la région durant la guerre de Sept Ans (1755-1763) –, les Acadiens de l’Île avaient appris à rester dans leur coin (et les préjugés locaux les y maintenaient). Ils avaient gravité vers des parties de la colonie auparavant inhabitées, jusqu’à ce que les colons britanniques occupent graduellement les terres inhabitées entre leurs collectivités et autour d’elles.
À partir des années 1860, la « Renaissance acadienne » a suscité un nouveau sentiment de fierté et d’identité au sein de la communauté acadienne; cette renaissance n’était toutefois pas dans le champ de vision de Montgomery. Ce qu’elle voyait, et ce que dépeint Anne, a peut-être été inspiré par la communauté avoisinante de pêcheurs acadiens de Rustico-Nord, mais c’est probablement le reflet de ses présomptions autant que le fruit de ses observations. Cherchant de l’aide pour la ferme, Marilla dit avec mépris : « Les seuls que l’on peut avoir, ce sont ces stupides petits français, des demi-portions : et une fois que vous avez réussi à en entraîner un à faire ce que vous attendez de lui, voilà qu’il vous laisse et qu’il part dans les conserveries de homards, ou aux États ». Finalement, c’est précisément ce type de garçon, Jerry Buote, qui est embauché et, comme l’a prédit Marilla, il part avant la fin du roman.
Pour une presbytérienne écossaise comme L.M. Montgomery, deux facteurs jouaient contre les Acadiens : ils étaient Français et catholiques. De même, les catholiques irlandais appartenaient à une classe sociale différente de celle des familles de ses héroïnes. Même des personnages sympathiques comme le père Cassidy dans Emilie de la Nouvelle Lune (1923) et Judy Plum dans les deux romans Pat des années 1930 sont quelque peu stéréotypés.
À la lecture de la fiction ou des journaux de Montgomery, on ne devinerait jamais qu’entre 30 % et 40 % des Écossais de l’Île étaient catholiques. C’est peut-être parce que la communauté catholique écossaise la plus proche se trouvait à Indian River, à des milles de Cavendish. Même les Irlandais, établis dans un arc de communautés approximatif situé juste derrière la zone côtière de Cavendish, restaient plutôt dans l’ombre dans le monde d’Anne.
Il n’est pas étonnant que les quelque 5 % restants de la population de l’Île, qui comprenaient des nouveaux arrivants libanais, une poignée d’immigrants chinois, des Insulaires noirs descendants d’esclaves et un petit nombre d’autres ethnies, aient été laissés pour compte. Après tout, à l’exception des Libanais, dont beaucoup « allaient au pays » comme colporteurs pour vendre des bricoles (et même de la teinture pour les cheveux!), la plupart vivaient à Charlottetown ou à Summerside.
Les Premières Nations
Lorsque l’élévation du niveau de la mer a transformé en île ce qui allait devenir l’Île-du-Prince-Édouard, il y a environ 5 000 ans, des peuples autochtones étaient déjà présents depuis 5 000 ans. Là où les Mi’kmaq s’étaient habilement adaptés à leur environnement, les colons européens des 18e et 19e siècles l’ont soumis à leur volonté. Un siècle de colonisation européenne, d’abord par les Français, puis par les Britanniques, avait radicalement transformé le paysage de l’Île au moment où se déroule le récit d’Anne. Le peuple mi’kmaw, bien qu’il n’ait jamais officiellement cédé Epekwitk (ou Abegweit, comme le prononçaient les Européens nouvellement arrivés), s’est trouvé dépossédé et de plus en plus démoralisé, privé de l’accès à ses sources de nourriture traditionnelles par des « propriétés privées » et des décennies de déboisement.
Pourtant, même à l’époque de Montgomery, des familles mi’kmaw continuaient de se déplacer sur l’île à partir des bases que constituaient une poignée de réserves comme Lennox Island et Scotchfort. Elles campaient dans des repaires familiers et vendaient de ferme en ferme divers objets de fabrication artisanale – rames, pagaies, manches de hache, paniers – pour tenter de subsister de façon indépendante dans un monde de blancs. C’était difficile. Relégués aux marges de la société de l’Île, ils n’étaient pas tout à fait invisibles à la fin du 19e siècle, mais on les considérait généralement comme des reliques exotiques d’un passé lointain. Ils semblent représenter un sujet naturel pour l’imagination romantique d’Anne, mais sont étrangement absents de son monde 1.
Ensemble et séparés
Les bonnes clôtures font les bons voisins, même si ces clôtures sont fondées sur l’appartenance ethnique et la religion. Comparativement à d’autres régions du Canada et de l’Empire britannique, les différents groupes ethniques et confessionnels de l’Île coexistaient avec seulement un minimum de frictions à la fin du 19e siècle. Leurs interactions quotidiennes étaient régies par une série détaillée de conventions sociales et politiques tacites.
Dans les régions rurales de l’Île-du-Prince-Édouard en particulier, les différents groupes raciaux et religieux avaient tendance à se côtoyer sans vraiment se mélanger.
Et pourtant, au-delà de ces loyautés acrimonieuses et parfois conflictuelles, les Insulaires partageaient la fierté d’habiter à l’Île-du-Prince-Édouard. Finalement, ce qui les liait demeurait plus fort que l’histoire, les loyautés et les préjugés qui les séparaient.