Pages versos
Ces pages versos, qui semblent être des brouillons aléatoires en désordre, sont des ébauches des premiers poèmes et nouvelles de L.M. Montgomery. Quelques-uns de ces textes étaient déjà publiés lorsqu’elle a rédigé Anne en 1905 et 1906; d’autres ont probablement été dactylographiés et conservés ailleurs. Certains brouillons sur des versos montrent ses premières expérimentations : « A Baking of Gingersnaps » (Les biscuits au gingembre) a été sa première nouvelle publiée; elle mettait alors à l’essai les noms de plume Maud Cavendish et Maud Eglinton. Après le chapitre 15, elle comment à écrire Anne au recto et au verso. Pourquoi est-elle passée de feuilles de brouillon à des feuilles vierge?
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mais mais elle devait à présent aller jusqu’au bout. Elle se blinda en se disant que c’était pour le bien de Ludovic et elle conversa avec Arnold Sherman comme s’il était le seul home au monde. Le pauvre Ludovic abandonné, qui les suivait docilement, l’entendait, et si Theodora avait su combien amère était la coupe qu’elle tendait à ses lèvres, elle n’aurait jamais eu le courage de la lui présenter, quel qu’eût été le but ultime.
Quand elle tourna à sa barrière avec Arnold, Ludovic dut s’arrêter. Theodora jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et le vit immobile sur la route. Sa –
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ou si la paresseuse et serpentante rivière Grafton s’était mise à déborder de son lit et à submerger la colline, Ludovic n’aurait pas été plus stupéfait. Cela faisait quinze ans qu’il raccompagnait Theodora chez elle après d’office religieux; et voilà que cet étranger d’âge mûr, auréolé par tout l’éclat des « États » venait de lui piquer calmement sa place et cela, sous ses propres yeux. Le plus affreux de l’histoire — et le plus cruel, aussi, — était que Theodora était partie avec lui de son plein gré; pis encore, elle avait, de façon évidente, apprécié sa compagnie. Ludovic sentît l’aiguillon d’une juste colère remuer dans son âme affable.
Arrivé au bout de l’allée qui menait chez lui, il s’arrêta à la barrière et contempla sa maison, érigée dans
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et ce soir-là, bien qu’il ne fût pas attendu avant le samedi, il alla rendre visite à Theodora.
Arnold Sherman était arrivé avant lui et était actuellement assis dans le fauteuil que l’usage avait consacré à Ludovic. Ce dernier fut obligé de se poser sur la nouvelle berceuse en osier de Theodora dans laquelle il avait l’air et se sentait lamentablement déplacé.
Si Theodora eut l’impression que la situation était saugrenue, elle s’en tira tira néanmoins superbement. Elle n’avait jamais paru plus belle et Ludovic se rendit compte qu’elle avait mis sa deuxième plus belle robe de soie. Il se demanda, malheureux, si elle l’avait fait pour recevoir la visite de son rival. Elle n’avait jamais mis de robe de soie pour lui. Ludovic avait toujours été le plus humble et
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Le dimanche soir suivant, Arnold Sherman accompagna Theodora à l’église et s’assit avec elle. Quand ils entrèrent, Ludovic Speed se leva brusquement dans son banc sous le jubé. Il se rassit aussitôt, mais tous les gens près avaient été témoin de la scène et, ce soir-là, tout Grafton River discuta de cette scène dramatique avec un plaisir aigu.
La cousine de Ludovic, Louella Speed, raconta à sa sœur qu’il avait bondi comme s’il avait été poussé sur ses pieds pendant que le pasteur lisait le chapitre.
— Il avait le visage blanc comme un drap et les yeux sortis de la tête, poursuivit-elle.
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Je n’ai jamais été aussi excitée, tu peux me croire. Je m’attendais presque à le voir se ruer sur eux. Mais il a seulement fait entendre un son étranglé avant de se rasseoir. J’ignore si Theodora Dix l’a vu ou non. Elle avait l’air aussi désinvolte et détachée que tu peux l’imaginer.
Theodora n’avait pas vu Ludovic, mais si elle paraissait désinvolte et détachée, son apparence était trompeuse, car elle se sentait misérable et troublée. Elle n’avait pu empêcher Arnold Sherman de venir à l’église avec elle, mais elle avait l’impression d’aller trop loin. À Grafton, les gens n’allaient pas à l’église ni ne s’asseyaient ensemble à moins d’être presque fiancés. Qu’arriverait-il si, plutôt que de réveiller Ludovic, cela infusait en lui le narcotique du déses-
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poir. Elle fut malheureuse pendant toute la durée de l’office et n’entendit pas un seul mot du sermon.
Ludovic n’avait pourtant pas terminé ses performances spectaculaires. Les Speed étaient peut-être lents à démarrer, mais mais une fois que c’était fait, leur élan était irrésistible. Quand Theodora et M. Sherman sortirent de l’église, Ludovic attendait sur les marches. Il se tenait d’un air sévère et raide, la tête rejetée en arrière et les épaules carrées. Il jeta sur son rival un regard où le défi s’exprimait sans équivoque et toucha, d’une main de maître, le bras de Theodora.
— Puis-je vous raccompagner chez vous, Mlle Dix? demanda-t-il d’un on qui signifiait : « Je vais
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pendant leur brève relation.
— Je n’en suis pas tout à fait sûr, soupira-t-il.
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Elle coiffa soigneusement son opulente chevelure blanche et revêtit sa robe de soie violette ornée de petits motifs dorés. C’était pour des raisons d’économie que la vieille dame portait de la soie. Cela coûtait beaucoup moins cher de porter une toilette ayant appartenu à sa mère que d’acheter du tissu imprimé au magasin. La vieille dame possédait de nombreuses robes de soie ayant appartenu à sa mère. Elle les portait le matin, le midi et le soir et les gens de Spencervale considéraient cela comme une autre preuve de sa fatuité. En ce qui concernait leur coupe, il était bien évident que c’était par pure avarice qu’elle ne les faisait pas refaire. Ils n’auraient jamais pu imaginer à quel point la vieille dame souffrait quand elle portait une de ses robes
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le ciel se teinta des couleurs douces de l’aube, la vieille dame enfouit son visage dans son oreiller et refusa de regarder.
— Je déteste ce nouveau jour, dit-elle d’un ton révolté. Il sera aussi dur et ordinaire que les autres. Je ne veux pas me lever et le vivre. Et oh! quand je pense qu’autrefois je tendais joyeusement les bras vers chaque nouvelle journée, comme vers un ami m’apportant de bonnes nouvelles. J’aimais les matins, alors, ensoleillés ou gris, ils étaient pour moi une source de plaisir comme un livre à ouvrir, et maintenant, je les déteste, déteste, déteste!
La vieille dame se leva néanmoins, car elle savait que Jack le Bossu arriverait tôt pour terminer
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parce qu’il la faisait souffrir; et ce mois de mai en particulier lui faisait encore plus mal que tout autre auparavant. La vieille dame sentit qu’elle ne pourrait plus en supporter la douleur. Tout lui faisait mal : les nouvelles pousses vertes des sapins, les vapeurs délicates montant du vallon de bouleaux derrière la maisons, la fraîche odeur de la terre rouge que Jack le Bossu avait retournée dans son jardin. Une nuit de clair de lune, la vieille dame ne put dormir et pleura tellement elle avait le cœur serré. La faim de son âme lui fit même oublier celle de son corps; et la vieille dame avait eu plus ou moins faim au cour de la semaine dernière. Pour payer Jack le Bossu qui creusait son jardin, elle avait dû se contenter de biscuit biscuits et d’eau. Quand
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les bois, ils apercevaient la silhouette maigre et droite de la vieille dame qui ramassait des fagots pour son feu. Seule Mary Moore était certaine qu’elle n’était pas une sorcière.
— Les sorcières sont toujours laides, proclamait-elle d’un ton catégorique, et la vieille dame Lloyd ne l’était pas. Elle est même très jolie, avec ses cheveux blancs si doux, ses grands yeux noirs et son petit visage pâle. Les enfants Road ne savent pas de quoi ils parlent. Maman dit qu’ils ont très ignorants.
— Eh bien, elle ne va jamais à l’église et elle marmonne et parle toute seule tout le temps en ramassant les fagots, maintenait Jimmy Kimball d’un air buté.
Si la vieille dame parlait toute seule, c’est parce qu’elle appréciait vr vraiment
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vous lui accordiez une faveur. Eh bien, eh bien laissons la vieille dame Lloyd garder son argent pour elle si c’est ce qu’elle désire. Si notre compagnie ne l’intéresse pas, nous n’allons pas la lui imposer, c’est tout. Elle ne doit pas être plus heureuse avec tout son argent et sa fierté.
Oh non, la vieille dame Lloyd n’était certainement pas plus heureuse, c’était hélas bien la vérité. Il n’est pas facile d’être heureux quand sa vie est rongée par la solitude et le vide du côté spirituel et quand, du point de vue matériel, tout ce qu’on a entre soi et la misère est le peu d’argent que nos poules nous rapportent.
La vieille dame Lloyd vivait, retirée, dans la vieille maison Lloyd, comme on continuait à l’appeler. C’était une jolie maison
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démodées et que même le regard que Jack le Bossu jetait sur les remplis et tabliers antiques étaient plus que sa vanité féminine pouvait supporter.
Malgré le fait que la vieille dame eut accueilli sans chaleur le nouveau jour, sa beauté la charma lorsqu’elle sortit pour sa promenade après le dîner, c’est-à-dire après son biscuit du midi. La journée était si fraîche, si douce, si virginale; et toutes les futaies d’épinettes autour de la maison à travers lesquelles scintillaient des ombres et des lueurs légères, étaient toutes à leurs fébriles occupations printanières. Une partie de leur bonheur toucha le cœur triste de la vieille dame pendant qu’elle marchait parmi
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Elle pensa à quel point elle devait avoir l’air absurde aux yeux du monde.
En fait, elle n’avait pas l’air absurde du tout. Ça aurait peut-être été le cas pour d’autres femmes, mais le port majestueux et la distinction de la vieille dame étaient commandaient si subtilement le respect que les questions vestimentaires perdaient toute importance.
La vieille dame ne le savait ^pas. Mais ce qu’elle savait, c’est que Mme Kimball, la femme de propriétaire du magasin général, froufroutait dans le banc voisin avec une toilette dernier cri; elle et Mme Kimball avaient le même âge et il avait été un temps où cette dernière s’était contentée d’imiter les costumes de Margaret
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les arbres et quand elle parvint au petit pont de planches qui enjambait le ruisseau, au-dessous des bouleux, elle se sentit de nouveau bienveillante et tendre. Il y avait là un gros bouleau que la vieille dame chérissait particulièrement pour des raisons personnelles, un grand et gros arbres au tronc évoquant la hampe d’une colonne de marbre gris et qui étendait ses branches feuillues au-dessus de la mare dorée et immobile que formait le ruisseau au-dessous. Il avait été un jeune arbre autrefois, à l’époque de gloire aujourd’hui révolue de la vieille dame.
Celle-ci entendit des voix et des rires d’enfants plus loin dans l’allée conduisant à la maison de William Spencer, à l’orée de la forêt. L’allée avant de cette maison
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où ils passèrent près d’elle et, aussitôt, son cœur lui donna un grand coup et se mit à batte comme il l’avait pas fait depuis des années, sa respiration s’accéléra et elle se mit à trembler violemment. Mais qui donc pouvait bien être cette jeune fille?
Sous le chapeau de paille du nouveau professeur de musique, une magnifique chevelure châtaine dans laquelle la vieille dame reconnut les boucle et la teinte d’une autre tête de son passé; et sous ses boucles, de grands yeux d’un bleu violet aux cils et aux sourcils très noirs, et la vieille dame connaissait ces yeux comme elle connaissait les sien; et le visage du nouveau professeur de musique, avec toute la beauté de ses trait délicats, le joli teint
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et l’optimisme de la jeunesse, ce visage était un visage du passé de la vieille dame, la réplique exacte d’un autre visage; exacte sauf en un point : le visage dont se souvenait la vieille dame avait été velléitaire, malgré tout son charme; mais celui de cette fille possédait une volonté et une force douce et féminine. Alors qu’elle passait près de l’endroit où se dissimulait la vieille dame, elle éclata de rire à une remarque d’un des enfants; et oh, comme la vieille dame reconnut ce rire. Elle l’avait déjà entendu résonner sous ce même bouleau.
Elle les regarda jusqu’à ce qu’ils eussent disparus dans la colline boisée au-delà du pont; ensuite, elle retourna chez elle comme si elle marchait
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rares étaient les femmes paraissant mieux que la vieille dame Lloyd. Dommage qu’elle fut si radine!
— M. Spencer, commença aimablement la vieille dame qui s’adressait toujours aimablement à ses subalternes, pouvez-vous me dire le nom du nouveau professeur de musique qui loge chez M. William Spencer?
— Sylvia Gray, répondit Jack le Bossu.
Le cœur de la vieille dame donna un autre grand coup. Mais elle le savait, elle avait su en la voyant que cette fille qui avait les cheveux et les yeux de Leslie Gray devait être sa fille.
Jack le Bossu cracha dans sa main et reprit son ouvrage, mais sa langue allait plus vite que sa pelle et la vieille dame l’écouta avidement. C’était
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la première fois qu’elle appréciait et bénissait la loquacité et les commérages de Jack le Bossu. Chacune de ses paroles était pour elle une pomme d’or dans une image d’argent.
Il avait travaillé chez William Spencer le jour où le nouveau professeur de musique était arrivé et ce que Jack le Bossu ne pouvait découvrir sur une personne en une journée — du moins en ce qui concernait la vie extérieure — ne valait pour ainsi dire pas la peine d’être découvert. En plus de découvrir les choses, il aimait les raconter et il serait difficile de déterminer que de Jack le Bossu ou de la vieille dame prit le plus de plaisir à la demi-heure qui suivit.
Voici, en résumé, ce qu’avait découvert Jack le bossu : Mlle Gray avait perdu ses deux parents quand elle
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lui avait retourné répondu durement. Aucune autre lettre n’était venue. Leslie Gray n’était jamais revenu et un jour, Margaret avait pris conscience qu’elle avait pour toujours écarté l’amour de sa vie. Elle sut que jamais elle ne le connaîtrait de nouveau; et à partir de ce moment, elle avait quitté la jeunesse pour dégringoler vers la sombre vallée d’une vieillesse solitaire et eccentrique.
Plusieurs années plus tard, elle apprit le mariage de Leslie; puis elle apprit son décès, survenu après une existence qui n’avait pas comblé ses rêves. Elle n’avait rien appris d’autre, rien, jusqu’à ce jour où elle avait vu sa filler passer près d’elle, cachée
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Quand la vieille dame se rendit dans la chambre d’ami ce soir-là, elle vit une lumière briller par un interstice dans les arbres sur la colline. Elle sut que cette lumière brillait dans la chambre d’ami des Spencer. C’était donc la lampe de Sylvia. La vieille dame resta immobile dans le noir à la fixer jusqu’à ce qu’elle s’éteigne; elle la regarda le cœur rempli de douceur, semblable à celle qui émane des pétales des roses fanées quand on les agite. Elle imagina Sylvia bouger dans sa chambre, brossant et tressant ses longs cheveux luisants, rangeant ses colifichets et bijoux de jeune fille, se préparant pour la nuit. Quand la lumière s’éteignit, le vieille dame se figura une svelte silhouette
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blanche agenouillée près de la fenêtre dans la lumière des étoiles; alors la vieille dame s’agenouilla et, par solidarité, récita elle aussi ses prières. Elle prononça les paroles simples qu’elle avait toujours dites, mais un nouvel esprit parut les inspirer; et elle termina par une nouvelle requête : « Faites-moi penser à quelque chose que je pourrais faire pour elle, cher Père, une toute petite chose que je pourrais faire pour elle.
La vieille dame avait dormi dans la même chambre toute sa vie, celle qui donnait vers le nord, parmi les épinettes et elle l’aimait; c’est pourtant sans regret qu’elle déménagea, le lendemain, dans la chambre d’ami. Ce serait désormais sa chambre; elle devait
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éclair de joie au fond de ses yeux. Le vendeur d’œufs s’en alla en se disant qu’il n’avait jamais vu la vieille dame aussi alerte que ce printemps; elle paraissait vraiment intéressée par les faits et gestes de la jeunesse.
La vieille dame garda son secret et cela la fit rajeunir. Elle se rendit à la colline aux fleurs de mai aussi longtemps qu’elles durèrent; et elle continua à se cacher parmi les épinettes pour voir passer Sylvia Gray. Elle l’aimait chaque jour davantage et languissait d’elle de plus en plus profondément. Toute la tendresse longtemps refoulée de sa nature déborda pour cette jeune fille qui en était inconsciente. Elle tirait fierté de la grâce et de la beauté de Sylvia, de la douceur de sa voix et
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de son rire. Elle commença à aimer les enfants Spencer parce qu’ils vénéraient Sylvia; elle enviait Mme Spencer qui pouvait veiller sur Sylvia. Même le vendeur d’œufs semblait une personne extraordinaire pare qu’il apportait des nouvelles de Sylvia : sa popularité au sein de la société, ses succès professionnels, l’affection et l’admiration qu’elle avait déjà conquises. Lorsque le
Jamais la vieille dame n’aurait songé à se faire connaitre de Sylvia. Dans son état de dénuement, il n’aurait pu être question de cela pour le moment. Ç’aurait été charmant de la connaitre, de l’inviter à la vieille maison, de bavarder avec elle, d’entrer dans sa vie. Mais c’était impossible. L’orgueil de la vieille dame était encore beaucoup
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jardins de Spencervale, y compris celui des Stewart. Quand on le taquinait à propos du professeur de musique, Chris Stewart se contentait de sourire et tenait sa langue. Chris savait parfaitement qui donnait les fleurs. Il s’était organisé pour le découvrir quand les rumeurs avaient commencé. Mais comme il était évident que la vieille dame Lloyd ne souhaitait pas faire connaître son identité, il n’en parla à personne. Chris aimait la vieille dame depuis le jour où, dix ans plus tôt, l’ayant trouvé pleurant dans la forêt parce qu’il s’était coupé le pied, elle l’avait ramené chez elle, avait baigné et pansé sa blessure et lui avait donné dix sous pour s’acheter des bonbons. La vieille dame avait dû se passer de souper ce soir-là
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mais Chris ne l’avait jamais su.
La vieille dame trouvait que c’était un merveilleux mois de juin. Elle ne détestait plus voir se lever le jour; au contraire, elle l’accueillait avec chaleur.
— À présent, chaque jour est un jour différent des autres, disait-elle avec jubilation, car chaque jour ne lui permettait-il presque pas toujours d’apercevoir Sylvia? Même les jours de pluie, la vieille dame bravait vaillamment ses rhumatismes pour se camoufler dans le bosquet d’épinettes dégoulinantes et regarder passer Sylvia. Les seuls jours où elle ne pouvait pas voir Sylvia étaient les dimanches et jamais dimanches n’avaient paru plus long à la vieille dame que ceux de ce mois de juin.
Un jour, le vendeur d’œufs lui
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apporta des nouvelles.
— Le professeur de musique va chanter un solo au moment de la quête, demain, lui annonça-t-il.
Les yeux noirs de la vieille dame brillèrent d’intérêt.
— J’ignorais que Mlle Gray était membre de la chorale, dit-elle.
— Ça fait deux dimanches qu’elle en fait partie. J’vous assure que notre musique vaut la peine d’être entendue à présent. L’église va être bondée demain, j’suppose. Elle est connue dans tout le canton pour son chant. Vous devriez venir l’entendre Mlle Lloyd.
Le marchand n’avait dit ça que par bravade, pour montrer qu’il n’avait pas peur de la vieille dame, malgré les grands airs qu’elle se donnait. Comme celle-ci ne répondit pas, il crut l’avoir
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offensée. Il s’en alla en regrettant ses paroles. S’il avait su que la vieille dame avait alors complètement oublié l’existence de tous les vendeurs d’œufs du monde! Sa dernière phrase les avait complètement effacés, lui et son insignifiance, de la conscience de la vieille dame. Toutes ses pensées, tous ses sentiments et ses espoirs étaient à présent submergés par le tourbillon de son désir d’entendre Sylvia chanter ce solo. Elle rentra dans la maison bouleversée et essaya de mater ce désir. Elle n’y parvint pourtant pas, même en appelant tout son orgueil à la rescousse. L’orgueil lui disait :
— Tu devras aller à l’église pour l’entendre. Tu n’as pas de vêtements convenables pour porter à l’église. Et de quoi auras-tu l’air devant tout le monde? »
Mais, pour la première
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Lloyd, humblement. Mais le propriétaire du magasin l’avait demandée en mariage et les choses avaient changé; et l’infortuné vieille dame était assise là, à ressentir douloureusement ce changement, regrettant presque d’être venue à l’église.
Mais l’Ange de l’Amour toucha soudain ces pensées frivoles, issues de la vanité et d’un orgueil maladif, et elles fondirent comme si elles n’avaient jamais existé. Sylvia Gray venait de prendre place au milieu de la chorale et là où elle était assise, un rayon de soleil d’après-midi tombait sur sa magnifique chevelure et lui faisait comme un halo. La vieille dame contempla dans un état de ravissement et à partir de ce moment, l’office devint une bénédiction, comme toute chose engendrée
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par un amour désintéressé, qu’elle soit d’essence humaine ou divine. Car ne sont-elles pas une seule et même chose, et n’est-ce pas seulement leur niveau qui les distingue?
Jamais la vieille dame n’avait si bien vu Sylvia Grey. Elle ne l’avait auparavant qu’aperçue fugitivement. À présent, elle pouvait la regarder tout son saoul, s’attardant avec délices sur chacun de ses charmes : la façon dont les cheveux luisants de Sylvia ondulaient derrière son front, sa charmante habitude de baisser rapidement ses paupières aux longs cils devant un regard trop direct ou trop curieux, et ses mains fines et belles — si pareilles à celles de Leslie Gray — qui tenaient son livre de cantiques. Elle était très simplement vêtue d’une jupe noire
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visage très frappant. J’aimerais la rencontrer, la connaître.
— Cela m’étonnerait que tu y parviennes, répondit négligemment Janet. Elle n’aime pas les jeunes et ne va jamais nulle part. Je ne crois pas que j’aimerais la connaître. Elle me ferait peur, elle a des manières si imposantes et des yeux si étranges, si perçants.
— Moi, je n’aurais pas peur d’elle, se dit Sylvia en tournant dans l’allée des Spencer. Mais je ne m’attends pas à faire jamais connaissance avec elle. Je suppose qu’elle ne m’aimerait pas si elle savait qui je suis. J’imagine qu’elle ne se doute pas que je suis la fille de Leslie Gray.
Pensant qu’il est bon de battre le fer quand il est chaud, le pasteur se présenta chez la vieille dame Lloyd le lendemain après-midi. Il y alla tremblant de peur, à cause de ce qu’il avait entendu
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trouva, au pied du bouleau dans le vallon, une petite barque en écorce de bouleau pleine de fraises. Ces fraises étaient les premières de la saison; la vieille dame les avait dénichées dans une de ses cachettes secrètes. Elles auraient constitué un ajout savoureux au maigre menu de la vieille dame, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée de les manger. Elle éprouva un plaisir beaucoup plus grand à la pensée que Sylvia s’en régalerait avec son thé. Après cela, les frases alternèrent avec les fleurs aussi longtemps que leur saison dura; ensuite vinrent les bleuets puis les framboises. Les bleuets poussaient très loin et la vieille dame avait une longue route à faire pour aller les cueillir. Parfois, les os lui faisaient mal, le soir, après ces courses;